Culture DeuxiĂšme jour de notre semaine thĂ©matique consacrĂ©e Ă la figure et aux travaux de Pierre Clastres, anthropologue et ethnologue français, qui sâest attachĂ© Ă dĂ©montrer que les sociĂ©tĂ©s primitives ne sont pas restĂ©es dans lâignorance du pouvoir et de lâĂtat, mais quâelles se sont construites afin que lâĂtat ne puisse pas apparaĂźtre. PubliĂ© en 1974 et rĂ©guliĂšrement rééditĂ© depuis, La sociĂ©tĂ© contre lâĂtat » est lâouvrage le plus important de Clastres, et le plus connu Ă©galement. Nous avons souhaitĂ© vous en proposer quelques extraits issus de son dernier chapitre. Les sociĂ©tĂ©s primitives sont des sociĂ©tĂ©s sans Ătat ce jugement de fait, en lui-mĂȘme exact, dissimule en vĂ©ritĂ© une opinion, un jugement de valeur qui grĂšve dĂšs lors la possibilitĂ© de constituer une anthropologie politique comme science rigoureuse. Ce qui en fait est Ă©noncĂ©, câest que les sociĂ©tĂ©s primitives sont privĂ©es de quelque chose â lâĂtat â qui leur est, comme Ă toute autre sociĂ©tĂ© â la nĂŽtre par exemple â nĂ©cessaire. Ces sociĂ©tĂ©s sont donc incomplĂštes. Elles ne sont pas tout Ă fait de vraies sociĂ©tĂ©s â elles ne sont pas policĂ©es â elles subsistent dans lâexpĂ©rience peut-ĂȘtre douloureuse dâun manque â manque de lâĂtat â quâelles tenteraient, toujours en vain, de combler. Plus ou moins confusĂ©ment, câest bien cela que disent les chroniques des voyageurs ou les travaux des chercheurs on ne peut pas penser la sociĂ©tĂ© sans lâĂtat, lâĂtat est le destin de toute sociĂ©tĂ©. On dĂ©cĂšle en cette dĂ©marche un ancrage ethnocentriste dâautant plus solide quâil est le plus souvent inconscient. La rĂ©fĂ©rence immĂ©diate, spontanĂ©e, câest, sinon le mieux connu, en tout cas le plus familier. Chacun de nous porte en effet en soi, intĂ©riorisĂ©e comme la foi du croyant, cette certitude que la sociĂ©tĂ© est pour lâĂtat. Comment dĂšs lors concevoir lâexistence mĂȘme des sociĂ©tĂ©s primitives, sinon comme des sortes de laissĂ©s pour compte de lâhistoire universelle, des survivances anachroniques dâun stade lointain partout ailleurs depuis longtemps dĂ©passĂ© ? On reconnaĂźt ici lâautre visage de lâethnocentrisme, la conviction complĂ©mentaire que lâhistoire est Ă sens unique, que toute sociĂ©tĂ© est condamnĂ©e Ă sâengager en cette histoire et Ă en parcourir les Ă©tapes qui, de la sauvagerie, conduisent Ă la civilisation. Tous les peuples policĂ©s ont Ă©tĂ© sauvages », Ă©crit Raynal. Mais le constat dâune Ă©volution Ă©vidente ne fonde nullement une doctrine qui, nouant arbitrairement lâĂ©tat de civilisation Ă la civilisation de lâĂtat, dĂ©signe ce dernier comme terme nĂ©cessaire assignĂ© Ă toute sociĂ©tĂ©. On peut alors se demander ce qui a retenu sur place les derniers peuples encore sauvages. DerriĂšre les formulations modernes, le vieil Ă©volutionnisme demeure, en fait, intact. Plus subtil de se dissimuler dans le langage de lâanthropologie, et non plus de la philosophie, il affleure nĂ©anmoins au ras des catĂ©gories qui se veulent scientifiques. On sâest dĂ©jĂ aperçu que, presque toujours, les sociĂ©tĂ©s archaĂŻques sont dĂ©terminĂ©es nĂ©gativement, sous les espĂšces du manque sociĂ©tĂ©s sans Ătat, sociĂ©tĂ©s sans Ă©criture, sociĂ©tĂ©s sans histoire. Du mĂȘme ordre apparaĂźt la dĂ©termination de ces sociĂ©tĂ©s sur le plan Ă©conomique sociĂ©tĂ©s Ă Ă©conomie de subsistance. Si lâon veut signifier par lĂ que les sociĂ©tĂ©s primitives ignorent lâĂ©conomie de marchĂ© oĂč sâĂ©coulent les surplus produits, on ne dit strictement rien, on se contente de relever un manque de plus, et toujours par rĂ©fĂ©rence Ă notre propre monde ces sociĂ©tĂ©s qui sont sans Ătat, sans Ă©criture, sans histoire, sont Ă©galement sans marchĂ©. Mais, peut objecter le bon sens, Ă quoi bon un marchĂ© sâil nây a pas de surplus ? Or lâidĂ©e dâĂ©conomie de subsistance recĂšle en soi lâaffirmation implicite que, si les sociĂ©tĂ©s primitives ne produisent pas de surplus, câest parce quâelles en sont incapables, entiĂšrement occupĂ©es quâelles seraient Ă produire le minimum nĂ©cessaire Ă la survie, Ă la subsistance. Image ancienne, toujours efficace, de la misĂšre des Sauvages. Et, afin dâexpliquer cette incapacitĂ© des sociĂ©tĂ©s primitives de sâarracher Ă la stagnation du vivre au jour le jour, Ă cette aliĂ©nation permanente dans la recherche de la nourriture, on invoque le sous-Ă©quipement technique, lâinfĂ©rioritĂ© technologique. Quâen est-il en rĂ©alitĂ© ? Si lâon entend par technique lâensemble des procĂ©dĂ©s dont se dotent les hommes, non point pour sâassurer la maĂźtrise absolue de la nature ceci ne vaut que pour notre monde et son dĂ©ment projet cartĂ©sien dont on commence Ă peine Ă mesurer les consĂ©quences Ă©cologiques, mais pour sâassurer une maĂźtrise du milieu naturel adaptĂ©e et relative Ă leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler dâinfĂ©rioritĂ© technique des sociĂ©tĂ©s primitives elles dĂ©montrent une capacitĂ© de satisfaire leurs besoins au moins Ă©gale Ă celle dont sâenorgueillit la sociĂ©tĂ© industrielle et technicienne. Câest dire que tout groupe humain parvient, par force, Ă exercer le minimum nĂ©cessaire de domination sur le milieu quâil occupe. On nâa jusquâĂ prĂ©sent connaissance dâaucune sociĂ©tĂ© qui se serait Ă©tablie, sauf par contrainte et violence extĂ©rieure, sur un espace naturel impossible Ă maĂźtriser ou bien elle disparaĂźt, ou bien elle change de territoire. Ce qui surprend chez les Eskimo ou chez les Australiens, câest justement la richesse, lâimagination et la finesse de lâactivitĂ© technique, la puissance dâinvention et dâefficacitĂ© que dĂ©montre lâoutillage utilisĂ© par ces peuples. Il nâest dâailleurs que de se promener dans les musĂ©es ethnographiques la rigueur de fabrications des instruments de la vie quotidienne fait presque de chaque modeste outil une oeuvre dâart. Il nây a donc pas de hiĂ©rarchie dans le champ de la technique, il nây a pas de technologie supĂ©rieure ni infĂ©rieure ; on ne peut mesurer un Ă©quipement technologique quâĂ sa capacitĂ© de satisfaire, en un milieu donnĂ©, les besoins de la sociĂ©tĂ©. Et, de ce point de vue, il ne paraĂźt nullement que les sociĂ©tĂ©s primitives se montrĂšrent incapables de se donner les moyens de rĂ©aliser cette fin. Cette puissance dâinnovation technique dont font preuve les sociĂ©tĂ©s primitives se dĂ©ploie, certes, dans le temps. Rien nâest donnĂ© dâemblĂ©e, il y a toujours le patient travail dâobservation et de recherche, la longue succession des essais, erreurs, Ă©checs et rĂ©ussites. Les prĂ©historiens nous enseignent le nombre de millĂ©naires quâil fallut aux hommes du palĂ©olithique pour substituer aux grossiers bifaces du dĂ©but les admirables lames du solutrĂ©en. Dâun autre point de vue, on remarque que la dĂ©couverte de lâagriculture et la domestication des plantes sont presque contemporaines en AmĂ©rique et dans lâAncien Monde. Et force est de constater que les AmĂ©rindiens ne le cĂšdent en rien, bien au contraire, dans lâart de sĂ©lectionner et diffĂ©rencier de multiples variĂ©tĂ©s de plantes utiles. [âŠ] Jeune AchĂ© le nom des Guayaki en langue guayaki arborant ses peintures corporelles, Arroyo MorotĂ la ârĂ©serveâ guayaki, 1963© Laboratoire dâanthropologie sociale, fonds Sebag Il y a lĂ un prĂ©jugĂ© tenace, curieusement coextensif Ă lâidĂ©e contradictoire et non moins courante que le Sauvage est paresseux. Si dans notre langage populaire on dit âtravailler comme un nĂšgreâ, en AmĂ©rique du Sud en revanche on dit âfainĂ©ant comme un Indienâ. Alors, de deux choses lâune ou bien lâhomme des sociĂ©tĂ©s primitives, amĂ©ricaines et autres, vit en Ă©conomie de subsistance et passe le plus clair de son temps dans la recherche de la nourriture ; ou bien il ne vit pas en Ă©conomie de subsistance et peut donc se permettre des loisirs prolongĂ©s en fumant dans son hamac. Câest ce qui frappa, sans ambiguĂŻtĂ©, les premiers observateurs europĂ©ens des Indiens du BrĂ©sil. Grande Ă©tait leur rĂ©probation Ă constater que des gaillards pleins de santĂ© prĂ©fĂ©raient sâattifer comme des femmes de peintures et de plumes au lieu de transpirer sur leurs jardins. Gens donc qui ignoraient dĂ©libĂ©rĂ©ment quâil faut gagner son pain Ă la sueur de son front. Câen Ă©tait trop, et cela ne dura pas on mit rapidement les Indiens au travail, et ils en pĂ©rirent. Deux axiomes en effet paraissent guider la marche de la civilisation occidentale, dĂšs son aurore le premier pose que la vraie sociĂ©tĂ© se dĂ©ploie Ă lâombre protectrice de lâĂtat ; le second Ă©nonce un impĂ©ratif catĂ©gorique il faut travailler. Les Indiens ne consacraient effectivement que peu de temps Ă ce que lâon appelle le travail. Et ils ne mouraient pas de faim nĂ©anmoins. Les chroniques de lâĂ©poque sont unanimes Ă dĂ©crire la belle apparence des adultes, la bonne santĂ© des nombreux enfants, lâabondance et la variĂ©tĂ© des ressources alimentaires. Par consĂ©quent, lâĂ©conomie de subsistance qui Ă©tait celle des tribus indiennes nâimpliquait nullement la recherche angoissĂ©e, Ă temps complet, de la nourriture. Donc une Ă©conomie de subsistance est compatible avec une considĂ©rable limitation du temps consacrĂ© aux activitĂ©s productives. Soit le cas des tribus sud-amĂ©ricaines dâagriculteurs, les Tupi-Guarani par exemple, dont la fainĂ©antise irritait tant les Français et les Portugais. La vie Ă©conomique de ces Indiens se fondait principalement sur lâagriculture, accessoirement sur la chasse, la pĂȘche et la collecte. Un mĂȘme jardin Ă©tait utilisĂ© pendant quatre Ă six annĂ©es consĂ©cutives. AprĂšs quoi on lâabandonnait, en raison de lâĂ©puisement du sol ou, plus vraisemblablement, de lâinvasion de lâespace dĂ©gagĂ© par une vĂ©gĂ©tation parasitaire difficile Ă Ă©liminer. Le gros du travail, effectuĂ© par les hommes, consistait Ă dĂ©fricher, Ă la hache de pierre et par le feu, la superficie nĂ©cessaire. Cette tĂąche, accomplie Ă la fin de la saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Presque tout le reste du processus agricole â planter, sarcler, rĂ©colter â, conformĂ©ment Ă la division sexuelle du travail, Ă©tait pris en charge par les femmes. Il en rĂ©sulte donc cette conclusion joyeuse les hommes, câest-Ă -dire la moitiĂ© de la population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans ! Quant au reste du temps, ils le vouaient Ă des occupations Ă©prouvĂ©es non comme peine mais comme plaisir chasse, pĂȘche ; fĂȘtes et beuveries; Ă satisfaire enfin leur goĂ»t passionnĂ© pour la guerre. [âŠ] Nous voici donc bien loin du misĂ©rabilisme quâenveloppe lâidĂ©e dâĂ©conomie de subsistance. Non seulement lâhomme des sociĂ©tĂ©s primitives nâest nullement contraint Ă cette existence animale que serait la recherche permanente pour assurer la survie ; mais câest mĂȘme au prix dâun temps dâactivitĂ© remarquablement court quâest obtenu â et au-delĂ â ce rĂ©sultat. Cela signifie que les sociĂ©tĂ©s primitives disposent, si elles le dĂ©sirent, de tout le temps nĂ©cessaire pour accroĂźtre la production des biens matĂ©riels. Le bon sens alors questionne pourquoi les hommes de ces sociĂ©tĂ©s voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes dâactivitĂ© paisible suffisent Ă assurer les besoins du groupe ? Ă quoi cela leur servirait-il ? Ă quoi serviraient les surplus ainsi accumulĂ©s ? Quelle en serait la destination ? Câest toujours par force que les hommes travaillent au-delĂ de leurs besoins. Et prĂ©cisĂ©ment cette force-lĂ est absente du monde primitif, lâabsence de cette force externe dĂ©finit mĂȘme la nature des sociĂ©tĂ©s primitives. On peut dĂ©sormais admettre, pour qualifier lâorganisation Ă©conomique de ces sociĂ©tĂ©s, lâexpression dâĂ©conomie de subsistance, dĂšs lors que lâon entend par lĂ non point la nĂ©cessitĂ© dâun dĂ©faut, dâune incapacitĂ©, inhĂ©rents Ă ce type de sociĂ©tĂ© et Ă leur technologie, mais au contraire le refus dâun excĂšs inutile, la volontĂ© dâaccorder lâactivitĂ© productrice Ă la satisfaction des besoins. Et rien de plus. Dâautant que, pour cerner les choses de plus prĂšs, il y a effectivement production de surplus dans les sociĂ©tĂ©s primitives la quantitĂ© de plantes cultivĂ©es produites manioc, maĂŻs, tabac, coton, etc. dĂ©passe toujours ce qui est nĂ©cessaire Ă la consommation du groupe, ce supplĂ©ment de production Ă©tant, bien entendu, inclus dans le temps normal de travail. Ce surplus-lĂ , obtenu sans surtravail, est consommĂ©, consumĂ©, Ă des fins proprement politiques, lors des fĂȘtes, invitations, visites dâĂ©trangers, etc. Lâavantage dâune hache mĂ©tallique sur une hache de pierre est trop Ă©vident pour quâon sây attarde on peut abattre avec la premiĂšre peut-ĂȘtre dix fois plus de travail dans le mĂȘme temps quâavec la seconde ; ou bien accomplir le mĂȘme travail en dix fois moins de temps. Et lorsque les Indiens dĂ©couvrirent la supĂ©rioritĂ© productive des haches des hommes blancs, ils les dĂ©sirĂšrent, non pour produire plus dans le mĂȘme temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court. Câest exactement le contraire qui se produisit, car avec les haches mĂ©talliques firent irruption dans le monde primitif indien la violence, la force, le pouvoir quâexercĂšrent sur les Sauvages les civilisĂ©s nouveaux venus. [âŠ] Pierre Clastres lors de lâun de ses sĂ©jours ethnographiques Dans la sociĂ©tĂ© primitive, sociĂ©tĂ© par essence Ă©galitaire, les hommes sont maĂźtres de leur activitĂ©, maĂźtres de la circulation des produits de cette activitĂ© ils nâagissent que pour eux-mĂȘmes, quand bien mĂȘme la loi dâĂ©change des biens mĂ©diatise le rapport direct de lâhomme Ă son produit. Tout est bouleversĂ©, par consĂ©quent, lorsque lâactivitĂ© de production est dĂ©tournĂ©e de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-mĂȘme, lâhomme primitif produit aussi pour les autres, sans Ă©change et sans rĂ©ciprocitĂ©. Câest alors que lâon peut parler de travail quand la rĂšgle Ă©galitaire dâĂ©change cesse de constituer le âcode civilâ de la sociĂ©tĂ©, quand lâactivitĂ© de production vise Ă satisfaire les besoins des autres, quand Ă la rĂšgle Ă©changiste se substitue la terreur de la dette. Câest bien lĂ en effet quâelle sâinscrit, la diffĂ©rence entre le Sauvage amazonien et lâIndien de lâempire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maĂźtres qui lui disent il faut payer ce que tu nous dois, il faut Ă©ternellement rembourser ta dette Ă notre Ă©gard. Quand, dans la sociĂ©tĂ© primitive, lâĂ©conomique se laisse repĂ©rer comme champ autonome et dĂ©fini, quand lâactivitĂ© de production devient travail aliĂ©nĂ©, comptabilisĂ© et imposĂ© par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, câest que la sociĂ©tĂ© nâest plus primitive, câest quâelle est devenue une sociĂ©tĂ© divisĂ©e en dominants et dominĂ©s, en maĂźtres et sujets, câest quâelle a cessĂ© dâexorciser ce qui est destinĂ© Ă la tuer le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la sociĂ©tĂ©, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, câest la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, câest la grande coupure politique entre dĂ©tenteurs de la force, quâelle soit guerriĂšre ou religieuse, et assujettis Ă cette force. La relation politique de pouvoir prĂ©cĂšde et fonde la relation Ă©conomique dâexploitation. Avant dâĂȘtre Ă©conomique, lâaliĂ©nation est politique, le pouvoir est avant le travail, lâĂ©conomique est une dĂ©rive du politique, lâĂ©mergence de lâĂtat dĂ©termine lâapparition des classes. InachĂšvement, incomplĂ©tude, manque ce nâest certes point de ce cĂŽtĂ©-lĂ que se rĂ©vĂšle la nature des sociĂ©tĂ©s primitives. Elle sâimpose bien plus comme positivitĂ©, comme maĂźtrise du milieu naturel et maĂźtrise du projet social, comme volontĂ© libre de ne laisser glisser hors de son ĂȘtre rien de ce qui pourrait lâaltĂ©rer, le corrompre et le dissoudre. Câest Ă cela quâil sâagit de se tenir fermement les sociĂ©tĂ©s primitives ne sont pas les embryons retardataires des sociĂ©tĂ©s ultĂ©rieures, des corps sociaux au dĂ©collage ânormalâ interrompu par quelque bizarre maladie, elles ne se trouvent pas au point de dĂ©part dâune logique historique conduisant tout droit au terme inscrit dâavance, mais connu seulement a posteriori, notre propre systĂšme social. Si lâhistoire est cette logique, comment peut-il exister encore des sociĂ©tĂ©s primitives ? Tout cela se traduit, sur le plan de la vie Ă©conomique, par le refus des sociĂ©tĂ©s primitives de laisser le travail et la production les engloutir, par la dĂ©cision de limiter les stocks aux besoins socio-politiques, par lâimpossibilitĂ© intrinsĂšque de la concurrence â Ă quoi servirait, dans une sociĂ©tĂ© primitive, dâĂȘtre un riche parmi des pauvres ? â en un mot, par lâinterdiction, non formulĂ©e mais dite cependant, de lâinĂ©galitĂ©. [âŠ] Il nây a Ă©videmment pas de doute que la coupure nĂ©olithique a considĂ©rablement bouleversĂ© les conditions dâexistence matĂ©rielle des peuples auparavant palĂ©olithiques. Mais cette transformation fut-elle assez fondamentale pour affecter en sa plus extrĂȘme profondeur lâĂȘtre des sociĂ©tĂ©s ? Peut-on parler dâun fonctionnement diffĂ©rent des systĂšmes sociaux selon quâils sont prĂ©nĂ©olithiques ou postnĂ©olithiques ? LâexpĂ©rience ethnographique indique plutĂŽt le contraire. Le passage du nomadisme Ă la sĂ©dentarisation serait la consĂ©quence la plus riche de la rĂ©volution nĂ©olithique, en ce quâil a permis, par la concentration dâune population stabilisĂ©e, la formation des citĂ©s et, au-delĂ , des appareils Ătatiques. Mais on dĂ©cide, ce faisant, que tout âcomplexeâ technoculturel dĂ©pourvu de lâagriculture est nĂ©cessairement vouĂ© au nomadisme. VoilĂ qui est ethnographiquement inexact une Ă©conomie de chasse, pĂȘche et collecte nâexige pas obligatoirement un mode de vie nomadique. Plusieurs exemples, tant en AmĂ©rique quâailleurs, lâattestent lâabsence dâagriculture est compatible avec la sĂ©dentaritĂ©. Ce qui laisserait supposer au passage que si certains peuples nâont pas acquis lâagriculture, alors quâelle Ă©tait Ă©cologiquement possible, ce nâest pas par incapacitĂ©, retard technologique, infĂ©rioritĂ© culturelle, mais, plus simplement, parce quâils nâen avaient pas besoin. Lâhistoire post-colombienne de lâAmĂ©rique prĂ©sente le cas de populations dâagriculteurs sĂ©dentaires qui, sous lâeffet dâune rĂ©volution technique conquĂȘte du cheval et, accessoirement, des armes Ă feu ont choisi dâabandonner lâagriculture pour se consacrer Ă peu prĂšs exclusivement Ă la chasse, dont le rendement Ă©tait multipliĂ© par la mobilitĂ© dĂ©cuplĂ©e quâassurait le cheval. DĂšs lors quâelles devinrent Ă©questres, les tribus des Plaines en AmĂ©rique du Nord ou celles du Chaco en AmĂ©rique du Sud intensifiĂšrent et Ă©tendirent leurs dĂ©placements mais on est lĂ bien loin du nomadisme sur lequel on rabat gĂ©nĂ©ralement les bandes de chasseurs-collecteurs tels les Guayaki du Paraguay et lâabandon de lâagriculture ne sâest pas traduit, pour les groupes en question, par la dispersion dĂ©mographique ni par la transformation de lâorganisation sociale antĂ©rieure. Le Rio Paraguay, environnement des Guayaki Que nous apprennent ce mouvement du plus grand nombre de sociĂ©tĂ©s de la chasse Ă lâagriculture, et le mouvement inverse, de quelques autres, de lâagriculture Ă la chasse ? Câest quâil paraĂźt sâaccomplir sans rien changer Ă la nature de la sociĂ©tĂ©; que celle-ci demeure identique Ă elle-mĂȘme lorsque se transforment seulement ses conditions dâexistence matĂ©rielle ; que la rĂ©volution nĂ©olithique, si elle a considĂ©rablement affectĂ©, et sans doute facilitĂ©, la vie matĂ©rielle des groupes humains dâalors, nâentraĂźne pas mĂ©caniquement un bouleversement de lâordre social. En dâautres termes, et pour ce qui concerne les sociĂ©tĂ©s primitives, le changement au niveau de ce que le marxisme nomme lâinfrastructure Ă©conomique ne dĂ©termine pas du tout son reflet corollaire, la superstructure politique, puisque celle-ci apparaĂźt indĂ©pendante de sa base matĂ©rielle. Le continent amĂ©ricain illustre clairement lâautonomie respective de lâĂ©conomie et de la sociĂ©tĂ©. Des groupes de chasseurs-pĂȘcheurs-collecteurs, nomades ou non, prĂ©sentent les mĂȘmes propriĂ©tĂ©s socio-politiques que leurs voisins agriculteurs sĂ©dentaires infrastructures » diffĂ©rentes, superstructure » identique. Inversement, les sociĂ©tĂ©s mĂ©so-amĂ©ricaines â sociĂ©tĂ©s impĂ©riales, sociĂ©tĂ©s Ă Ătat â Ă©taient tributaires dâune agriculture qui, plus intensive quâailleurs, nâen demeurait pas moins, du point de vue de son niveau technique, trĂšs semblable Ă lâagriculture des tribus âsauvagesâ de la ForĂȘt Tropicale infrastructure » identique, superstructures » diffĂ©rentes, puisquâen un cas il sâagit de sociĂ©tĂ©s sans Ătat, dans lâautre dâĂtats achevĂ©s. [âŠ] LâĂtat, dit-on, est lâinstrument qui permet Ă la classe dominante dâexercer sa domination violente sur les classes dominĂ©es. Soit. Pour quâil y ait apparition dâĂtat, il faut donc quâil y ait auparavant division de la sociĂ©tĂ© en classes sociales antagonistes, liĂ©es entre elles par des relations dâexploitation. Donc la structure de la sociĂ©tĂ© â la division en classes â devrait prĂ©cĂ©der lâĂ©mergence de la machine Ă©tatique. Observons au passage la fragilitĂ© de cette conception purement instrumentale de lâĂtat. Si la sociĂ©tĂ© est organisĂ©e par des oppresseurs capables dâexploiter les opprimĂ©s, câest que cette capacitĂ© dâimposer lâaliĂ©nation repose sur lâusage dâune force, câest-Ă -dire sur ce qui fait la substance mĂȘme de lâĂtat, monopole de la violence physique lĂ©gitime ». Ă quelle nĂ©cessitĂ© rĂ©pondrait dĂšs lors lâexistence dâun Ătat, puisque son essence â la violence â est immanente Ă la division de la sociĂ©tĂ©, puisquâil est, en ce sens, donnĂ© dâavance dans lâoppression quâexerce un groupe social sur les autres ? Il ne serait que lâinutile organe dâune fonction remplie avant et ailleurs. Articuler lâapparition de la machine Ă©tatique Ă la transformation de la structure sociale conduit seulement Ă reculer le problĂšme de cette apparition. Car il faut alors se demander pourquoi se produit, au sein dâune sociĂ©tĂ© primitive, câest-Ă -dire dâune sociĂ©tĂ© non divisĂ©e, la nouvelle rĂ©partition des hommes en dominants et dominĂ©s. Quel est le moteur de cette transformation majeure qui culminerait dans lâinstallation de lâĂtat ? Son Ă©mergence sanctionnerait la lĂ©gitimitĂ© dâune propriĂ©tĂ© privĂ©e prĂ©alablement apparue, lâĂtat serait le reprĂ©sentant et le protecteur des propriĂ©taires. Fort bien. Mais pourquoi y aurait-il apparition de la propriĂ©tĂ© privĂ©e en un type de sociĂ©tĂ© qui ignore, perce quâil la refuse, la propriĂ©tĂ© ? Pourquoi quelques-uns dĂ©sirĂšrent-ils proclamer un jour ceci est Ă moi », et comment les autres laissĂšrent-ils ainsi sâĂ©tablir le germe de ce que la sociĂ©tĂ© primitive ignore, lâautoritĂ©, lâoppression, lâĂtat ? Ce que lâon sait maintenant des sociĂ©tĂ©s primitives ne permet plus de rechercher au niveau de lâĂ©conomique lâorigine du politique. Ce nâest pas sur ce sol-lĂ que sâenracine lâarbre gĂ©nĂ©alogique de lâĂtat. Il nây a rien, dans le fonctionnement Ă©conomique dâune sociĂ©tĂ© primitive, dâune sociĂ©tĂ© sans Ătat, rien qui permette lâintroduction de la diffĂ©rence entre plus riches et plus pauvres, car personne nây Ă©prouve le dĂ©sir baroque de faire, possĂ©der, paraĂźtre plus que son voisin. La capacitĂ©, Ă©gale chez tous, de satisfaire les besoins matĂ©riels, et lâĂ©change des biens et services, qui empĂȘche constamment lâaccumulation privĂ©e des biens, rendent tout simplement impossible lâĂ©closion dâun tel dĂ©sir, dĂ©sir de possession qui est en fait dĂ©sir de pouvoir. La sociĂ©tĂ© primitive, premiĂšre sociĂ©tĂ© dâabondance, ne laisse aucune place au dĂ©sir de surabondance. [âŠ] Sâil paraĂźt encore impossible de dĂ©terminer les conditions dâapparition de lâĂtat, on peut en revanche prĂ©ciser les conditions de sa non-apparition, et les textes qui ont Ă©tĂ© ici rassemblĂ©s tentent de cerner lâespace du politique dans les sociĂ©tĂ©s sans Ătat. Sans foi, sans loi, sans roi ce quâau XVIe siĂšcle lâOccident disait des Indiens peut sâĂ©tendre sans difficultĂ© Ă toute sociĂ©tĂ© primitive. Ce peut ĂȘtre mĂȘme le critĂšre de distinction une sociĂ©tĂ© est primitive si lui fait dĂ©faut le roi, comme source lĂ©gitime de la loi, câest-Ă -dire la machine Ă©tatique. Inversement, toute sociĂ©tĂ© non primitive est une sociĂ©tĂ© Ă Ătat peu importe le rĂ©gime socio-Ă©conomique en vigueur. Câest pour cela que lâon peut regrouper en une seule classe les grands despotismes archaĂŻques â rois, empereurs de Chine ou des Andes, pharaons â, les monarchies plus rĂ©centes â lâĂtat câest moi â ou les systĂšmes sociaux contemporains, que le capitalisme y soit libĂ©ral comme en Europe occidentale, ou dâĂtat comme ailleurs⊠Il nây a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui nâest pas un chef dâĂtat. Quâest-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose dâaucune autoritĂ©, dâaucun pouvoir de coercition, dâaucun moyen de donner un ordre. Le chef nâest pas un commandant, les gens de la tribu nâont aucun devoir dâobĂ©issance. Lâespace de la chefferie nâest pas le lieu du pouvoir, et la figure bien mal nommĂ©e du âchefâ sauvage ne prĂ©figure en rien celle dâun futur despote. Ce nâest certainement pas de la chefferie primitive que peut se dĂ©duire lâappareil Ă©tatique en gĂ©nĂ©ral. Iconographie issue de la Chronique des Indiens guayaki, de Pierre Clastres En quoi le chef de la tribu ne prĂ©figure-t-il pas le chef dâĂtat ? En quoi une telle anticipation de lâĂtat est-elle impossible dans le monde des Sauvages ? Cette discontinuitĂ© radicale â qui rend impensable un passage progressif de la chefferie primitive Ă la machine Ă©tatique â se fonde naturellement sur cette relation dâexclusion qui place le pouvoir politique Ă lâextĂ©rieur de la chefferie. Ce quâil sâagit de penser, câest un chef sans pouvoir, une institution, la chefferie, Ă©trangĂšre Ă son essence, lâautoritĂ©. Les fonctions du chef, telles quâelles ont Ă©tĂ© analysĂ©es ci-dessus, montrent bien quâil ne sâagit pas de fonctions dâautoritĂ©. Essentiellement chargĂ© de rĂ©sorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rĂ©tablir lâordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaĂźt la sociĂ©tĂ©. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que dĂ©tient le chef pour accomplir sa tĂąche de pacificateur se limitent Ă lâusage exclusif de la parole non pas mĂȘme pour arbitrer entre les parties opposĂ©es, car le chef nâest pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour lâun ou lâautre ; mais pour, armĂ© de sa seule Ă©loquence, tenter de persuader les gens quâil faut sâapaiser, renoncer aux injures, imiter les ancĂȘtres qui ont toujours vĂ©cu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurĂ©e de la rĂ©ussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef nâa pas force de loi. Que lâeffort de persuasion Ă©choue, alors le conflit risquĂ© de se rĂ©soudre dans la violence et le prestige du chef peut fort bien nây point survivre, puisquâil a fait la preuve de son impuissance Ă rĂ©aliser ce que lâon attend de lui. Ă quoi la tribu estime-t-elle que tel homme est digne dâĂȘtre un chef ? En fin de compte, Ă sa seule compĂ©tence âtechniqueâ dons oratoires, savoir-faire comme chasseur, capacitĂ© de coordonner les activitĂ©s guerriĂšres, offensives ou dĂ©fensives. Et, en aucune maniĂšre, la sociĂ©tĂ© ne laisse le chef passer au-delĂ de cette limite technique, elle ne laisse jamais une supĂ©rioritĂ© technique se transformer en autoritĂ© politique. Le chef est au service de la sociĂ©tĂ©, câest la sociĂ©tĂ© en elle- mĂȘme â lieu vĂ©ritable du pouvoir â qui exerce comme telle son autoritĂ© sur le chef. Câest pourquoi il est impossible pour le chef de renverser ce rapport Ă son profit, de mettre la sociĂ©tĂ© Ă son propre service, dâexercer sur la tribu ce que lâon nomme le pouvoir jamais la sociĂ©tĂ© primitive ne tolĂšrera que son chef se transforme en despote. Haute surveillance en quelque sorte, Ă quoi la tribu soumet le chef, prisonnier en un espace dâoĂč elle ne le laisse pas sortir. Mais a-t-il envie dâen sortir ? Arrive-t-il quâun chef dĂ©sire ĂȘtre chef ? Quâil veuille substituer au service et Ă lâintĂ©rĂȘt du groupe la rĂ©alisation de son propre dĂ©sir ? Que la satisfaction de son intĂ©rĂȘt personnel prenne le pas sur la soumission au projet collectif ? En vertu mĂȘme de lâĂ©troit contrĂŽle auquel la sociĂ©tĂ© â par sa nature de sociĂ©tĂ© primitive et non, bien sĂ»r, par souci conscient et dĂ©libĂ©rĂ© de surveillance â soumet, comme tout le reste, la pratique du leader, rares sont les cas de chefs placĂ©s en situation de transgresser la loi primitive tu nâes pas plus que les autres. Rares certes, mais non inexistants il se produit parfois quâun chef veuille faire le chef, et non point par calcul machiavĂ©lique mais bien plutĂŽt parce quâen dĂ©finitive il nâa pas le choix, il ne peut pas faire autrement. Expliquons-nous. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, un chef ne tente pas il nây songe mĂȘme pas de subvertir la relation normale conforme aux normes quâil entretient avec son groupe, subversion qui, de serviteur de la tribu, ferait de lui le maĂźtre. Cette relation normale, le grand cacique Alaykin, chef de guerre dâune tribu abipone du Chaco argentin, lâa dĂ©finie parfaitement dans la rĂ©ponse quâil fit Ă un officier espagnol qui voulait le convaincre dâentraĂźner sa tribu en une guerre quâelle ne dĂ©sirait pas Les Abipones, par une coutume reçue de leurs ancĂȘtres, font tout Ă leur grĂ© et non Ă celui de leur cacique. Moi, je les dirige, mais je ne pourrais porter prĂ©judice Ă aucun des miens sans me porter prĂ©judice Ă moi-mĂȘme ; si jâutilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitĂŽt ils me tourneraient le dos. Je prĂ©fĂšre ĂȘtre aimĂ© et non craint dâeux. » Et, nâen doutons pas, la plupart des chefs indiens auraient tenu le mĂȘme discours. Il y a cependant des exceptions, presque toujours liĂ©es Ă la guerre. On sait en effet que la prĂ©paration et la conduite dâune expĂ©dition militaire sont les seules circonstances oĂč le chef trouve Ă exercer un minimum dâautoritĂ©, fondĂ©e seulement, rĂ©pĂ©tons-le, sur sa compĂ©tence technique de guerrier. Une fois les choses terminĂ©es, et quelle que soit lâissue du combat, le chef de guerre redevient un chef sans pouvoir, en aucun cas le prestige consĂ©cutif Ă la victoire ne se transforme en autoritĂ©. Tout se joue prĂ©cisĂ©ment sur cette sĂ©paration maintenue par la sociĂ©tĂ© entre pouvoir et prestige, entre la gloire dâun guerrier vainqueur et le commandement quâil lui est interdit dâexercer. La source la plus apte Ă Ă©tancher la soif de prestige dâun guerrier, câest la guerre. En mĂȘme temps, un chef dont le prestige est liĂ© Ă la guerre ne peut le conserver et le renforcer que dans la guerre câest une sorte de fuite obligĂ©e en avant qui le fait vouloir organiser sans cesse des expĂ©ditions guerriĂšres dont il escompte retirer les bĂ©nĂ©fices symboliques affĂ©rents Ă la victoire. Tant que son dĂ©sir de guerre correspond Ă la volontĂ© gĂ©nĂ©rale de la tribu, en particulier des jeunes gens pour qui la guerre est aussi le principal moyen dâacquĂ©rir du prestige, tant que la volontĂ© du chef ne dĂ©passe pas celle de la sociĂ©tĂ©, les relations habituelles entre la seconde et le premier se maintiennent inchangĂ©es. Mais le risque dâun dĂ©passement du dĂ©sir de la sociĂ©tĂ© par celui de son chef, le risque pour lui dâaller au-delĂ de ce quâil doit, de sortir de la stricte limite assignĂ©e Ă sa fonction, ce risque est permanent. Le chef, parfois, accepte de le courir, il tente dâimposer Ă la tribu son projet individuel, il tente de substituer son intĂ©rĂȘt personnel Ă lâintĂ©rĂȘt collectif. Renversant le rapport normal qui dĂ©termine le leader comme moyen au service dâune fin socialement dĂ©finie, il tente de faire de la sociĂ©tĂ© le moyen de rĂ©aliser une fin purement privĂ©e la tribu au service du chef, et non plus le chef au service de la tribu. Si âça marchaitâ alors on aurait lĂ le lieu natal du pouvoir politique, comme contrainte et violence, on aurait la premiĂšre incarnation, la figure minimale de lâĂtat. Mais ça ne marche jamais. Dans le trĂšs beau rĂ©cit des vingt annĂ©es quâelle passa chez les Yanomami, Elena Valero parle longuement de son premier mari, le leader guerrier Fousiwe. Son histoire illustre parfaitement le destin de la chefferie sauvage lorsquâelle est, par la force des choses, amenĂ©e Ă transgresser la loi de la sociĂ©tĂ© primitive qui, vrai lieu du pouvoir, refuse de sâen dessaisir, refuse de le dĂ©lĂ©guer. Fousiwe est donc reconnu comme âchefâ par sa tribu Ă cause du prestige quâil sâest acquis comme organisateur et conducteur de raids victorieux contre les groupes ennemis. Il dirige par consĂ©quent des guerres voulues par sa tribu, il met au service de son groupe sa compĂ©tence technique dâhomme de guerre, son courage, son dynamisme, il est lâinstrument efficace de sa sociĂ©tĂ©. Mais le malheur du guerrier sauvage veut que le prestige acquis dans la guerre se perde vite, si ne sâen renouvellent pas constamment les sources. La tribu, pour qui le chef nâest que lâinstrument apte Ă rĂ©aliser sa volontĂ©, oublie facilement les victoires passĂ©es du chef. Pour lui, rien nâest acquis dĂ©finitivement et, sâil veut rendre aux gens la mĂ©moire si aisĂ©ment perdue de son prestige et de sa gloire, ce nâest pas seulement en exaltant ses exploits anciens quâil y parviendra, mais bien en suscitant lâoccasion de nouveaux faits dâarmes. Un guerrier nâa pas le choix il est condamnĂ© Ă dĂ©sirer la guerre. Câest exactement lĂ que passe la limite du consensus qui le reconnaĂźt comme chef. Si son dĂ©sir de guerre coĂŻncide avec le dĂ©sir de guerre de la sociĂ©tĂ©, celle-ci continue Ă la suivre. Mais si le dĂ©sir de guerre du chef tente de se rabattre sur une sociĂ©tĂ© animĂ©e par le dĂ©sir de paix â aucune sociĂ©tĂ©, en effet, ne dĂ©sire toujours faire la guerre â, alors le rapport entre le chef et la tribu se renverse, le leader tente dâutiliser la sociĂ©tĂ© comme instrument de son but individuel, comme moyen de sa fin personnelle. Or, ne lâoublions pas, le chef primitif est un chef sans pouvoir comment pourrait-il imposer la loi de son dĂ©sir Ă une sociĂ©tĂ© qui le refuse ? Il est Ă la fois prisonnier de son dĂ©sir de prestige et de son impuissance Ă le rĂ©aliser. Que peut-il alors se passer ? Le guerrier est vouĂ© Ă la solitude, Ă ce combat douteux qui ne le conduit quâĂ la mort. Ce fut lĂ le destin du guerrier sud-amĂ©ricain Fousiwe. Pour avoir voulu imposer aux siens une guerre quâils ne dĂ©siraient pas, il se vit abandonnĂ© par sa tribu. Il ne lui restait plus quâĂ mener seul cette guerre, et il mourut criblĂ© de flĂšches. La mort est le destin du guerrier, car la sociĂ©tĂ© primitive est telle quâelle ne laisse pas substituer au dĂ©sir de prestige la volontĂ© de pouvoir. Ou, en dâautres termes, dans la sociĂ©tĂ© primitive, le chef, comme possibilitĂ© de volontĂ© de pouvoir, est dâavance condamnĂ© Ă mort. Le pouvoir politique sĂ©parĂ© est impossible dans la sociĂ©tĂ© primitive, il nây a pas de place, pas de vide que pourrait combler lâĂtat. Moins tragique en sa conclusion, mais trĂšs semblable en son dĂ©veloppement est lâhistoire dâun autre leader indien, infiniment plus cĂ©lĂšbre que lâobscur guerrier amazonien, puisquâil sâagit du fameux chef apache Geronimo. La lecture de ses MĂ©moires, bien quâassez futilement recueillis, se rĂ©vĂšle fort instructive. Geronimo nâĂ©tait quâun jeune guerrier comme les autres lorsque les soldats mexicains attaquĂšrent le camp de sa tribu et firent un massacre de femmes et dâenfants. La famille de Geronimo fut entiĂšrement exterminĂ©e. Les diverses tribus apaches firent alliance pour se venger des assassins et Geronimo fut chargĂ© de conduire le combat. SuccĂšs complet pour les Apaches, qui anĂ©antirent la garnison mexicaine. Le prestige guerrier de Geronimo, principal artisan de la victoire, fut immense. Et, dĂšs ce moment-lĂ , les choses changent, quelque chose se passe en Geronimo, quelque chose passe. Car si, pour les Apaches, satisfaits dâune victoire qui rĂ©alise parfaitement leur dĂ©sir de vengeance, lâaffaire est en quelque sorte classĂ©e, Geronimo, quant a lui, ne lâentend pas de cette oreille il veut continuer Ă se venger des Mexicains, il estime insuffisante la dĂ©faite sanglante imposĂ©e aux soldats. Mais il ne peut, bien sĂ»r, aller seul Ă lâattaque des villages mexicains. Il tente donc de convaincre les siens de repartir en expĂ©dition. En vain. La sociĂ©tĂ© apache, une fois atteint le but collectif â la vengeance â aspire au repos. Le but de Geronimo est donc un objectif individuel pour la rĂ©alisation duquel il veut entraĂźner la tribu. Il veut faire de la tribu lâinstrument de son dĂ©sir, alors quâil fut auparavant, en raison de sa compĂ©tence de guerrier, lâinstrument de la tribu. Bien entendu, les Apaches nâont Jamais voulu suivre Geronimo, tout comme les Yanomami refusĂšrent de suivre Fousiwe. Tout au plus le chef apache rĂ©ussissait-il parfois, au prix de mensonges Ă convaincre quelques jeunes gens avides de gloire et de butin. Pour lâune de ces expĂ©ditions, lâarmĂ©e de Geronimo, hĂ©roĂŻque et dĂ©risoire, se composait de deux hommes ! Les Apaches qui, en fonction des circonstances, acceptaient le leadership de Geronimo pour son habiletĂ© de combattant, lui tournaient systĂ©matiquement le dos lorsquâil voulait mener sa guerre personnelle. Geronimo, dernier grand chef de guerre nord-amĂ©ricain, qui passa trente annĂ©es de sa vie Ă vouloir âfaire le chefâ, et nây parvint pas⊠Lucien Sebag et deux AchĂ©, Arroyo MorotĂ la ârĂ©serveâ guayaki, 1963© Laboratoire dâanthropologie sociale, fonds Sebag La propriĂ©tĂ© essentielle câest-Ă -dire qui touche Ă lâessence de la sociĂ©tĂ© primitive, câest dâexercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, câest dâinterdire lâautonomie de lâun quelconque des sous-ensembles qui la constituent, câest de maintenir tous les mouvements, internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la sociĂ©tĂ©. La tribu manifeste entre autres et par la violence sâil le faut sa volontĂ© de prĂ©server cet ordre social primitif en interdisant lâĂ©mergence dâun pouvoir politique individuel, central et sĂ©parĂ©. SociĂ©tĂ© donc Ă qui rien nâĂ©chappe, qui ne laisse rien sortir hors de soi-mĂȘme, car toutes les issues sont fermĂ©es. SociĂ©tĂ© qui, par consĂ©quent, devrait Ă©ternellement se reproduire sans que rien de substantiel ne lâaffecte Ă travers le temps. Il est nĂ©anmoins un champ qui, semble-t-il, Ă©chappe, en partie au moins, au contrĂŽle de la sociĂ©tĂ©, il est un âfluxâ auquel elle paraĂźt ne pouvoir imposer quâun âcodageâ imparfait il sâagit du domaine dĂ©mographique, domaine rĂ©gi par des rĂšgles culturelles, mais aussi par des lois naturelles, espace de dĂ©ploiement dâune vie enracinĂ©e Ă la fois dans le social et dans le biologique, lieu dâune âmachineâ qui fonctionne peut-ĂȘtre selon une mĂ©canique propre et qui serait, par suite, hors dâatteinte de lâemprise sociale. Sans songer Ă substituer Ă un dĂ©terminisme Ă©conomique un dĂ©terminisme dĂ©mographique, Ă inscrire dans les causes â la croissance dĂ©mographique â la nĂ©cessitĂ© des effets â transformation de lâorganisation sociale â, force est pourtant de constater, surtout en AmĂ©rique, le poids sociologique du nombre de la population, la capacitĂ© que possĂšde lâaugmentation des densitĂ©s dâĂ©branler â nous ne disons pas dĂ©truire â la sociĂ©tĂ© primitive. Il est trĂšs probable en effet quâune condition fondamentale dâexistence de la sociĂ©tĂ© primitive consiste dans la faiblesse relative de sa taille dĂ©mographique. Les choses ne peuvent fonctionner selon le modĂšle primitif que si les gens sont peu nombreux. Ou, en dâautres termes, pour quâune sociĂ©tĂ© soit primitive, il faut quâelle soit petite par le nombre. Et, de fait, ce que lâon constate dans le monde des Sauvages, câest un extraordinaire morcellement des ânationsâ, tribus, sociĂ©tĂ©s en groupes locaux qui veillent soigneusement Ă conserver leur autonomie au sein de lâensemble dont ils font partie, quitte Ă conclure des alliances provisoires avec les voisins âcompatriotesâ, si les circonstances â guerriĂšres en particulier â lâexigent. Cette atomisation de lâunivers tribal est certainement un moyen efficace dâempĂȘcher la constitution dâensembles socio-politiques intĂ©grant les groupes locaux et, au-delĂ , un moyen dâinterdire lâĂ©mergence de lâĂtat qui, en son essence, est unificateur. Or, il est troublant de constater que les Tupi-Guarani paraissent, Ă lâĂ©poque oĂč lâEurope les dĂ©couvre, sâĂ©carter sensiblement du modĂšle primitif habituel, et sur deux points essentiels le taux de densitĂ© dĂ©mographique de leurs tribus ou groupes locaux dĂ©passe nettement celui des populations voisines ; dâautre part, la taille des groupes locaux est sans commune mesure avec celle des unitĂ©s socio-politiques de la ForĂȘt Tropicale. Bien entendu, les villages tupinamba par exemple, qui rassemblaient plusieurs milliers dâhabitants, nâĂ©taient pas des villes ; mais ils cessaient Ă©galement dâappartenir Ă lâhorizon âclassiqueâ de la dimension dĂ©mographique des sociĂ©tĂ©s voisines. Sur ce fond dâexpansion dĂ©mographique et de concentration de la population se dĂ©tache â fait Ă©galement inhabituel dans lâAmĂ©rique des Sauvages, sinon dans celle des Empires â lâĂ©vidente tendance des chefferies Ă acquĂ©rir un pouvoir inconnu ailleurs. Les chefs tupi-guarani nâĂ©taient certes pas des despotes, mais ils nâĂ©taient plus tout Ă fait des chefs sans pouvoir. Ce nâest pas ici le lieu dâentreprendre la longue et complexe tĂąche dâanalyser la chefferie chez les Tupi-Guarani. Quâil nous suffise simplement de dĂ©celer, Ă un bout de la sociĂ©tĂ©, si lâon peut dire, la croissance dĂ©mographique, et Ă lâautre, la lente Ă©mergence du pouvoir politique. Il nâappartient sans doute pas Ă lâethnologie ou du moins pas Ă elle seule de rĂ©pondre Ă la question des causes de lâexpansion dĂ©mographique dans une sociĂ©tĂ© primitive. RelĂšve en revanche de cette discipline lâarticulation du dĂ©mographique et du politique, lâanalyse de la force quâexerce le premier sur le second par lâintermĂ©diaire du sociologique. [âŠ] Chefferie et langage sont, dans la sociĂ©tĂ© primitive, intrinsĂšquement liĂ©s, la parole est le seul pouvoir dĂ©volu au chef plus que cela mĂȘme, la parole est pour lui un devoir. Mais il est une autre parole, un autre discours, articulĂ© non par les chefs, mais par ces hommes qui aux XVe et XVIe siĂšcles entraĂźnaient derriĂšre eux les Indiens par milliers en de folles migrations en quĂȘte de la patrie des dieux câest le discours des karai, câest la parole prophĂ©tique, parole virulente, Ă©minemment subversive dâappeler les Indiens Ă entreprendre ce quâil faut bien reconnaĂźtre comme la destruction de la sociĂ©tĂ©. Lâappel des prophĂštes Ă abandonner la terre mauvaise, câest-Ă -dire la sociĂ©tĂ© telle quâelle Ă©tait, pour accĂ©der Ă la Terre sans Mal, Ă la sociĂ©tĂ© du bonheur divin, impliquait la condamnation Ă mort de la structure de la sociĂ©tĂ© et de son systĂšme de normes. Or, Ă cette sociĂ©tĂ© sâimposaient de plus en plus fortement la marque de lâautoritĂ© des chefs, le poids de leur pouvoir politique naissant. Peut-ĂȘtre alors est-on fondĂ© Ă dire que si les prophĂštes, surgis du cĆur de la sociĂ©tĂ©, proclamaient mauvais le monde oĂč vivaient les hommes, câest parce quâils dĂ©celaient le malheur, le mal, dans cette mort lente Ă quoi lâĂ©mergence du pouvoir condamnait, Ă plus ou moins long terme, la sociĂ©tĂ© tupi-guarani, comme sociĂ©tĂ© primitive, comme sociĂ©tĂ© sans Ătat. HabitĂ©s par le sentiment que lâantique monde sauvage tremblait en son fondement, hantĂ©s par le pressentiment dâune catastrophe socio-cosmique, les prophĂštes dĂ©cidĂšrent quâil fallait changer le monde, quâil fallait changer de monde, abandonner celui des hommes et gagner celui des dieux. Parole prophĂ©tique encore vivante, ainsi quâen tĂ©moignent les textes ProphĂštes dans la jungle » et De lâun sans le multiple ». Les trois ou quatre mille Indiens Guarani qui subsistent misĂ©rablement dans les forĂȘts du Paraguay jouissent encore de la richesse incomparable que leur offrent les karai. Ceux-ci ne sont plus, on sâen doute, des conducteurs de tribus, comme leurs ancĂȘtres du XVIe siĂšcle, il nây a plus de recherche possible de la Terre sans Mal. Mais le dĂ©faut dâaction semble avoir permis une ivresse de la pensĂ©e, un approfondissement toujours plus tendu de la rĂ©flexion sur le malheur de la condition humaine. Et cette pensĂ©e sauvage, presque aveuglante de trop de lumiĂšre, nous dit que le lieu de naissance du Mal, de la source du malheur, câest lâUn. Il faut peut-ĂȘtre en dire un peu plus long et se demander ce que le sage guarani dĂ©signe sous le nom de lâUn. Les thĂšmes favoris de la pensĂ©e guarani contemporaine sont les mĂȘmes qui inquiĂ©taient, voici plus de quatre siĂšcles, ceux que dĂ©jĂ on appelait karai, prophĂštes. Pourquoi le monde est-il mauvais ? Que pouvons-nous faire pour Ă©chapper au mal ? Questions quâau fil des gĂ©nĂ©rations ces Indiens ne cessent de se poser les karai de maintenant sâobstinent pathĂ©tiquement Ă rĂ©pĂ©ter le discours des prophĂštes dâantan. Ceux-ci savaient donc que lâUn, câest le mal, ils le disaient, de village en village, et les gens les suivaient dans la recherche du Bien, dans la quĂȘte du non-Un. On a donc, chez les Tupi-Guarani du temps de la DĂ©couverte, dâun cĂŽtĂ© une pratique â la migration religieuse â inexplicable si on nây lit pas le refus de la voie oĂč la chefferie engageait la sociĂ©tĂ©, le refus du pouvoir politique sĂ©parĂ©, le refus de lâĂtat ; de lâautre, un discours prophĂ©tique qui identifie lâUn comme la racine du Mal et affirme la possibilitĂ© de lui Ă©chapper. Ă quelles conditions penser lâUn est-il possible ? Il faut que, de quelque façon, sa prĂ©sence, haĂŻe ou dĂ©sirĂ©e, soit visible. Et câest pourquoi nous croyons pouvoir dĂ©celer, sous lâĂ©quation mĂ©taphysique qui Ă©gale le Mal Ă lâUn, une autre Ă©quation plus secrĂšte et dâordre politique, qui dit que lâUn, câest lâĂtat. Le prophĂ©tisme tupi-guarani, câest la tentative hĂ©roĂŻque dâune sociĂ©tĂ© primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de lâUn comme essence universelle de lâĂtat. [âŠ] [J]usque dans lâexpĂ©rience extrĂȘme du prophĂ©tisme parce que sans doute la sociĂ©tĂ© tupi-guarani avait atteint, pour des raisons dĂ©mographiques ou autres, les limites extrĂȘmes qui dĂ©terminent une sociĂ©tĂ© comme sociĂ©tĂ© primitive, ce que nous montrent les Sauvages, câest lâeffort permanent pour empĂȘcher les chefs dâĂȘtre des chefs, câest le refus de lâunification, câest le travail de conjuration de lâUn, de lâĂtat. Lâhistoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, lâhistoire de la lutte des classes. Lâhistoire des peuples sans histoire, câest, dira-t-on avec autant de vĂ©ritĂ© au moins, lâhistoire de leur lutte contre lâĂtat. Nos Desserts Sur le Comptoir, nous vous proposions de comprendre avec Pierre Clastres quâautoritĂ© et Ătat ne font quâun Un article de Marcelo Campagno sur le Journal du MAUSS, consacrĂ© Ă Pierre Clastres et le problĂšme de lâĂ©mergence de lâĂtat Sur le blog de KĂ©vin âLâImpertinentâ Victoire, vous pourrez retrouver un extrait du Discours de la servitude volontaire de La BoĂ©tie, fondamental pour essayer de comprendre lâacceptation collective du pouvoir coercitif Pour combattre cette domination qui tue notre humanitĂ©, nous vous proposions de pratiquer lâinsurrection quotidienne Pour les Normands et les voyageurs, un colloque intitulĂ© Pierre Clastres dâune ethnologie de terrain Ă une anthropologie du pouvoir » se tiendra Ă Caen les 25, 26 et 27 octobre 2017
Ilest possible pour chacun de mettre en place un format qui est innovant avec un Ă©tat des lieux rapide et du dialogue ou chacun peut sâoccuper dâune partie puis inverser ensuite. En effet entre lâentrant et le sortant du logement, il y a quelques jours de battement pour procĂ©der Ă cet Ă©tat des lieux nĂ©cessaire et rĂ©glementĂ© par loi.Le personnage Thomas HOBBES est nĂ© en 1588 dans une famille de commerçants de la moyenne bourgeoisie. Il a Ă©tudiĂ© Ă Oxford 1, pour devenir, dĂšs lâĂąge de vingt ans, le prĂ©cepteur du fils du Comte de Devonshire, futur Prince de Galles. Hobbes restera attachĂ© Ă cette famille jusquâĂ sa mort, en 1679, Ă lâĂąge de 91 ans. Entre 1629 et 1649, Thomas Hobbes effectue plusieurs voyages sur le continent. Lors dâun passage Ă Florence, il aurait rencontrĂ© GalilĂ©e, lequel lâaurait encouragĂ© Ă appliquer ses idĂ©es Ă la politique. De toutes les personnalitĂ©s savantes quâil aura frĂ©quentĂ©es, câest vers Gassendi, le PĂšre Mersenne, et son compatriote le Docteur William Harvey, qui a mis en Ă©vidence la circulation du sang, quâira lâadmiration de Th. Hobbes. FormĂ© Ă la littĂ©rature scientifique et philosophique Hobbes rĂ©dige, en 1640, son premier traitĂ© de philosophie politique ĂlĂ©ments de la loi naturelle et politique. Lâouvrage, qui traite de la nature humaine, de philosophie morale et politique, circule sous le manteau. LâAngleterre connaĂźt alors des heures sombres. Hobbes, sentant la guerre civile, sâexile en France, oĂč il se fait une belle rĂ©putation, dĂšs 1642, avec son De Cive. Ă vouloir dĂ©montrer la quadrature du cercle, sa mathĂ©matique passe pour ĂȘtre fantaisiste. Il ne sera pas plus heureux avec la physique, oĂč contrairement Ă Pascal et Ă Newton, Hobbes considĂšre quâil nây a pas de vide dans la nature. Ce thĂšme lui vaudra une sĂ©vĂšre querelle avec le CollĂšge Royal. Ă Londres la rĂ©volte Ă©clate. On reproche au roi Charles de dilapider les impĂŽts quâil prĂ©lĂšve. Le souverain nâaurait-il de comptes Ă rendre Ă personne ? Le parlement nâest pas dâaccord. Charles 1er est dĂ©capitĂ© en 1649. Hobbes, qui a le mal du pays rentre alors en Angleterre, oĂč Cromwell a le pouvoir. Les royalistes exilĂ©s en France, craignant la confiscation de leurs biens, rentrent aussi au pays. La restitution des biens est conditionnĂ©e par une taxe ! On nâa rien sans rien. Charles II monte sur le trĂŽne en 1651, annĂ©e de la publication du LĂ©viathan, dans lequel Hobbes tente, entre autres, de rĂ©pondre Ă la question "quâest-ce que lâĂtat ? Pourquoi lui obĂ©ir " Hobbes continue de manifester de lâintĂ©rĂȘt pour la gĂ©omĂ©trie, la politique, et lâoptique oĂč, dit-on, il a Ă©chouĂ©. Câest cependant oublier que Hobbes a Ă©tabli le thĂ©orĂšme de la rĂ©fraction de la lumiĂšre, ce qui nâest pas la moindre des affaires. En revanche il est trĂšs fier de sa morale et de sa politique. Il prĂ©tend avoir fondĂ© la science politique avec le De Corpore, bien que soit acquise sa rĂ©putation dâĂ©crivain politique avec le De Cive. En 1666, le LĂ©viathan, jugĂ© trop critique sur le plan religieux, est condamnĂ© en Angleterre. On accuse Hobbes dâĂȘtre athĂ©e, bien quâil soit attachĂ© Ă lâĂglise anglicane. Certains lâont rangĂ© parmi les âmatĂ©rialistesâ, au point quâil arrive quâHobbes soit aujourdâhui considĂ©rĂ© comme le prĂ©curseur, avec Spinoza, du matĂ©rialisme marxiste. Ses thĂšses font scandale. Descartes lui reproche dâĂȘtre en faveur de la monarchie, de penser que les hommes sont fonciĂšrement mĂ©chants. Hobbes passe aussi pour un plagiaire 2. On lui reproche enfin sa vision prĂ©-totalitaire du pouvoir, et on lâaffecte du doux adjectif de âmonstrueuxâ. Hobbes fonde sa philosophie sur un principe matĂ©rialiste mĂ©caniste 3 Hobbes, dotĂ© dâun esprit mĂ©thodique et systĂ©matique, fait une observation mĂ©caniste de la nature. Lâhomme, selon lui, est soumis Ă un comportement dĂ©terministe soutenu par le matĂ©rialisme mĂ©caniste. Les Ă©motions, les volontĂ©s, les instincts, les passions sont dĂ©terminĂ©s mĂ©caniquement. Aussi la vie psychique de lâhomme exclut-elle tout libre arbitre. Comme tous les empiristes Hobbes pense que les sensations sont la source de la connaissance et la garantie de la certitude. Le XVIIe siĂšcle connaĂźt beaucoup dâauteurs au savoir encyclopĂ©dique, parmi lesquels on distingue les rationalistes, qui pensent quâon peut dĂ©barrasser lâesprit des sens, comme Descartes, des empiristes, parmi lesquels se rangent Hobbes, Locke, Berkeley, Bacon. Pour Hobbes la pensĂ©e a un sujet câest le corps qui pense, alors que pour Descartes la chose pensante est irrĂ©ductible. Hobbes, nâaccorde de considĂ©ration ni Ă lâesprit ni Ă lâĂąme. Il explique que les phĂ©nomĂšnes de la nature peuvent ĂȘtre expliquĂ©s par le langage des mathĂ©matiques. La nature devient tout Ă coup intelligible 4. La physique, contrairement Ă lâalchimie, est appelĂ©e Philosophie de la nature, science thĂ©orĂ©tique selon Aristote qui, en lâabsence de thĂ©ologie 5, lâeut retenue comme Philosophie premiĂšre. Hobbes est-il nominaliste ? Leibniz lâa prĂ©tendu. Le sujet sâest assurĂ© une belle carriĂšre, tant les querelles ont Ă©tĂ© rudes depuis BoĂšce. Ou les concepts sont des mots, ou bien ce sont des rĂ©alitĂ©s. On appelle nominalistes ceux qui tiennent les universaux pour des mots, et rĂ©alistes ceux qui tiennent les universaux pour des rĂ©alitĂ©s en soi. La question des universaux se tient comme un volcan en sommeil jusquâau XIĂš siĂšcle, rĂ©veillĂ©e par Guillaume de Champeaux obligĂ© de croiser le fer avec AbĂ©lard qui dĂ©montrait que les universaux sont tout juste des mots. Hobbes incline en effet vers une doctrine nominaliste. Cependant sa thĂšse prĂ©tend que le rĂ©el est Ă©vident, et que le rĂ©el est fait de mouvements et de corps. Cette Ă©vidence naturelle donne du sens Ă la raison qui a la capacitĂ© de manipulation des noms. Ces noms ne sont pas nâimporte quoi. LĂ -dessus sâĂ©tablit un dialogue de sourds entre Hobbes et Descartes dans lequel sâexprime la part de rĂ©alisme de la pensĂ©e de Hobbes. LâĂ©tat de nature de lâhomme 6 Câest prĂ©cisĂ©ment Ă partir dâune philosophie rigoureusement mĂ©caniste que Thomas Hobbes dĂ©veloppe sa conception de la nature humaine. Lâhomme Ă lâĂ©tat de nature est un individu jaloux de sa distinction. La rivalitĂ©, la mĂ©fiance et la fiertĂ©, qui manifestent un souci extrĂȘme du profit, de la sĂ©curitĂ© et de la rĂ©putation personnelles sont les passions nĂ©cessaires de tout un chacun. La conduite de lâhomme rĂ©sulte dâun jeu de forces mĂ©caniques et dâune soumission aux passions, lesquelles le tiraillent au point que l'homme devient Ă la fois source et objet de violence. Il cherche Ă se rendre maĂźtre dâautrui, Ă le conquĂ©rir par la violence ou par la ruse. Cet Ă©tat de nature sans droit rĂšgne en cohabitation avec le dĂ©sir permanent de lâhomme de disposer dâune certaine sĂ©curitĂ©, et la nĂ©cessitĂ© dâĂ©chapper Ă la mort. Car dĂšs lors quâil sâautorise Ă ĂȘtre violent il sâoffre du mĂȘme coup Ă la violence dâautrui. Une autre passion limite lâhomme, selon Hobbes, câest la peur de la mort. Il dit que sa mĂšre a enfantĂ© deux jumeaux âmoi-mĂȘme et la peur.â Hobbes envisagerait-il lâhomme comme a-sociable, voire comme on lâa dit âmĂ©chantâ de nature ? En tout cas les hommes ne sont pas faits pour vivre ensemble. Il fait sienne la formule âLâhomme est un loup pour lâhommeâ. Sa lecture du droit naturel est une lecture physique. Les hommes seraient dotĂ©s dâune force qui leur permettrait de vivre selon cette force. Pour Hobbes ni la mĂ©chancetĂ© ni la bontĂ© ne peuvent prĂ©valoir sur la dĂ©cision de ce qui est bien ou de ce qui est mal. Lâhomme est innocent. Mais si lâon laisse libre cours Ă sa nature, on aboutit Ă une situation impossible. Chacun promeut son intĂ©rĂȘt personnel, y engageant sa force, mĂ» par ses dĂ©sirs. DâoĂč lâĂ©tat de guerre consĂ©quent. Cet Ă©tat-nature est le produit de la passion des hommes. Pour Hobbes comme pour Spinoza, lâĂ©tat de nature est lieu de lutte pour la survie. Ainsi est justifiĂ© le primat de la sĂ©curitĂ©. La libertĂ© vient en second. Ce que Rousseau contestera "la vie ne vaut rien sâil nây a pas la libertĂ©". De la libertĂ© et de la sĂ©curitĂ© quelle est la valeur inaliĂ©nable principielle ? Si Rousseau dĂ©clare que câest la libertĂ© â âLa libertĂ© ou la mort!ââ, Hobbes donne le primat Ă la sĂ©curitĂ©, Ă la vie. Devant cette alternative, La BoĂ©tie prĂ©sente lâesclave, qui peut nâavoir pas envie de se rĂ©volter, et prĂ©fĂšre se rĂ©fugier et assurer sa sĂ©curitĂ© dans lâaliĂ©nation 7. La dialectique de la nature humaine se construit sur deux passions la domination de lâautre, et la prĂ©servation de sa propre existence. Ces deux antithĂšses peuvent-elles dĂ©boucher sur une sphĂšre de conciliation ? Hobbes, en tout cas, sâattache Ă rĂ©soudre cette contradiction. De la nĂ©cessitĂ© de lâĂtat Il faut sortir au plus vite de lâĂ©tat de nature. Le droit naturel doit disparaĂźtre dans le droit positif enracinĂ© dans la puissance de lâĂ©tat. Et parce que lâhomme privilĂ©gie la vie, la sĂ©curitĂ© devra donc ĂȘtre la finalitĂ© principale de lâaction politique 8. On attend du souverain quâil garantisse la sĂ©curitĂ©. Contrairement Ă la situation irrationnelle de la nature de lâhomme, lâĂtat est construction rationnelle. Comment ? Ici intervient la science moderne. Hobbes applique Ă la lettre le principe de GalilĂ©e. Celui-ci prĂ©tend quâaprĂšs avoir lĂąchĂ© du haut dâun balcon deux corps de masses diffĂ©rentes, ces deux corps tombent en mĂȘme temps 9 . Tout le monde sâĂ©tonne. GalilĂ©e a imaginĂ© les corps dans le vide. Donc il fait une expĂ©rience de pensĂ©e, abstraite. Hobbes applique cette expĂ©rience aux hommes. Tous les hommes, comme tous les corps qui chutent, sont Ă©gaux âLe plus faible a toujours assez de force pour tuer le plus fortâ 10. Autrement dit, le plus fort nâest jamais assez fort pour demeurer invariablement le maĂźtre. Devant la mort tous les individus sont Ă©gaux. Et si de lâappĂ©tit humain de domination procĂšde la violence et la peur de la mort violente causĂ©e par autrui, il faut une loi qui prĂ©serve la vie, en inspirant aux hommes un contrat aboutissant Ă la fondation de la sociĂ©tĂ© civile et de lâĂtat. Si lâon veut la paix, et assurer, prĂ©server, garantir sa vie, sa propriĂ©tĂ©, sa sĂ©curitĂ©, sa libertĂ©, alors il faut devenir citoyen dâun Ătat. Au droit de nature Hobbes substitue une loi de nature. Quâest-ce que cela signifie ? Les hommes dĂ©laissent leur droit de nature, par un consentement mutuel et gĂ©nĂ©ral. Ils le transfĂšrent en quelque sorte, Ă un souverain individu ou assemblĂ©e auquel ils dĂ©lĂšguent le pouvoir politique en leur nom. LâĂtat ne se prĂ©sente plus, comme chez Aristote qui voyait en lâĂtat le prolongement de la nature humaine 11, mais comme une construction artificielle et rationnelle des hommes. La souverainetĂ© se trouve lĂ©gitimĂ©e par la dĂ©cision libre dâune dĂ©lĂ©gation. Elle a toutes les raisons dâĂȘtre absolue. Lâessence du pouvoir, pour Hobbes, est dâĂȘtre absolu. Comment lâĂtat peut sâassurer dâun pouvoir absolu ? Le LĂ©viathan devra sâadjoindre la plus grande puissance 12, celle qui est formĂ©e par le transfert des puissances individuelles. La puissance que sâadjoint le LĂ©viathan est fondĂ©e sur le nombre. Et aussi sur la reconnaissance. Aussi convient-il de faire valoir ses qualitĂ©s. La puissance dâautrui peut sâinfĂ©oder Ă la puissance rĂ©gnante et lâaccroĂźtre. Telle est la thĂ©orie de lâindividualisme possessif qui rĂ©duit lâhomme Ă nâĂȘtre quâune marchandise dont il sâagit de dĂ©terminer le prix, et dont les amis ne sont que des moyens dâappoint destinĂ©s Ă servir. Hobbes fait de la scĂšne du monde un théùtre que lâĂ©tat civil nâannihile sans doute pas. LâĂtat assure la sĂ©curitĂ©, lâordre. Il est la source unique de la loi. Conclusion Hobbes Ă©tablit une thĂ©orie rationnelle du pouvoir politique fondĂ©e sur la nature humaine. Il rompt avec la thĂ©orie de la souverainetĂ© dâorigine thĂ©ologique 13. Hobbes aura jetĂ©, avec Machiavel, les bases de la science politique moderne, en Ă©tablissant une thĂ©orie rationnelle du pouvoir. De la dĂ©finition de lâĂtat 14 Hobbes tente de produire une dĂ©finition de lâĂtat âĂ la maniĂšre dont les gĂ©omĂštres produisent la dĂ©finition dâun objetâ 15. Il sâagit dâabord de dĂ©terminer les conditions formelles de lâĂtat. Les conditions qui font que lâĂtat est ce quâil est Ă©tant connues, il reste Ă construire lâĂtat. La gĂ©nĂ©ration de lâĂtat consiste Ă Ă©tablir, Ă la faveur dâune convention entre les individus, une puissance commune. âCe qui revient Ă dire dĂ©signer un homme, ou une assemblĂ©e, pour porter leur personneâ 16. Ce reprĂ©sentant est souverain. Souverain dâune multitude unie en une personne. Câest cette union qui constitue lâĂtat. Telle est la cause formelle, au sens aristotĂ©licien, de lâĂtat. âTelle est la gĂ©nĂ©ration de ce grand LĂ©viathan ..., de ce dieu mortelâ 17. On le constate, Hobbes dĂ©finit lâĂtat comme âune personne une, dont les actes ont pour auteur ... chacun des membres dâune grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il lâestimera convenir Ă leur paix et Ă leur dĂ©fense commune.â18 La construction de la figure fondamentale de la gĂ©omĂ©trie politique repose ainsi sur la souverainetĂ© dâune personne artificielle ayant le pouvoir dâagir au nom de tous 19 , comme puissance dâĂtat issue de la convention passĂ©e entre les individus, dont la diversitĂ© des intĂ©rĂȘts et leur opposition est plus forte que la sociabilitĂ© du genre humain. Force est donc dâobĂ©ir. Ni parlementaire, ni religieux, le souverain est dotĂ© dâun pouvoir absolu sur les hommes qui doivent renoncer Ă tous leurs droits 20. Le pouvoir du souverain sâĂ©tend sur tous, sur toutes les institutions, y compris lâautoritĂ© ecclĂ©siale. Sâil y a une religion Hobbes envisage quâelle soit dâĂtat. Ainsi doit-elle ĂȘtre assujettie Ă la volontĂ© du pouvoir absolu du souverain. âTout un chacun est son sujet.â LĂ©gitimitĂ© du souverain Hobbes invente la thĂ©orie de lâobligation. Le souverain est une âpersonneâ, fictive, et comme le masque romain de théùtre, le souverain parle au nom de lâ âauteurâ, câest-Ă -dire au nom de ceux auxquels il garantit lâordre. LâĂtat est la reprĂ©sentation fidĂšle de la volontĂ© des individus, telle quâelle se dĂ©gage du contrat quâils passent entre eux21. Les hommes doivent sâengager les uns vis-Ă -vis des autres au profit dâun tiers. Le souverain doit ĂȘtre au-dessus des lois. Hobbes Ă©labore un contrat de soumission âmonarchisteâ, par lequel lâaliĂ©nation intĂ©grale du droit des sujets les soumet Ă un pouvoir du souverain illimitĂ©. LâunitĂ© du souverain fait lâunitĂ© du peuple. Et âil nây a pas sur la terre de pouvoir auquel on peut le comparerâ 22. Ă l'opposĂ©, Rousseau, Ă©laborera un contrat de type dĂ©mocratique tous donnant Ă tous, câest le peuple qui est souverain 23. Le souverain nâest ni lâexpression du droit divin, ni le cadre naturel de la vie communautaire, mais le produit des individus qui ont voulu se donner un reprĂ©sentant. Kant sâinspirera de la doctrine de Hobbes pour dire que le peuple nâest constituĂ© comme tel, comme instance de dĂ©cision unifiĂ©e, âvolontĂ© universellement lĂ©gislatriceâ, que par lâinstitution du souverain. Ce sont ces individus qui, par leur vote dĂ©signant le souverain, lâautorisent dans toutes ses actions et ses jugements comme si ces actions ou ces jugements Ă©taient ceux des individus qui lâont dĂ©signĂ©. DĂšs lors la forme de gouvernement est inattaquable. Les âsujetsâ nây peuvent plus rien changer. Il sont comme prisonniers dâune geĂŽle quâils ont Ă©difiĂ©e, en vue, rappelons-le, dâassurer leur sĂ©curitĂ©. Car le rĂŽle du souverain se maintient dans la recherche de la paix et du consentement entre tous. LâĂtat doit permettre aux citoyens dâagir dans la tranquillitĂ©. Chacun reconnaĂźt la nĂ©cessitĂ© pour lâĂtat de constituer la puissance commune capable de faire face Ă lâinsĂ©curitĂ© qui rĂ©sulte immanquablement du caractĂšre pluriel de la condition humaine qui met en Ă©vidence la tension permanente entre les intĂ©rĂȘts particuliers et lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. On ne sâĂ©tonnera pas de lâintĂ©rĂȘt de Marx pour lâimportance accordĂ©e par Hobbes Ă la rĂ©alitĂ© du rapport des forces. Le souverain est juge et censeur. Il donne des ordres Ă la multitude des individus qui, sans lui, ont entre eux des relations en dĂ©sordre. Il nâest tenu par aucune obligation contractuelle. La souverainetĂ© absolue est la condition de lâunitĂ© et de la paix civiles, quel que soit le rĂ©gime de gouvernement. Le souverain ne peut ĂȘtre destituĂ©, sinon par lui, ce qui est absurde, puisque le souverain est seul juge. Il dispose dâune totale immunitĂ©. Elle lui est attachĂ©e par nature, comme par nature il dispose du droit dâĂ©tablir des rĂšgles, de faire la guerre, de choisir ses conseillers 24. Le pouvoir Ă©tant absolu, la rĂ©volution ne peut ĂȘtre quâillĂ©gitime. Sa doctrine aboutit logiquement Ă lâabsolutisme. Principal thĂ©oricien, avec Locke, de lâĂtat au XVIIe siĂšcle, il se distingue radicalement de ce dernier, lequel, Ă lâinstar des libĂ©raux, met la libertĂ© au centre de sa construction, une libertĂ© qui veille aux conditions dâobĂ©issance au souverain, ce qui justifie quâun parlement contrĂŽle le pouvoir et la puissance de la souverainetĂ©. Si distincts quâils se prĂ©sentent Ă nous, Hobbes et Locke ont en commun dâavoir voulu concevoir lâĂtat sur des fondements empiriques. Hobbes, pour sa part, aura Ă©difiĂ© une thĂ©orie rationnelle du pouvoir fondĂ©e sur une nature humaine somme toute rĂ©duite, incapable de dĂ©passer son assuĂ©tude aux passions qui lâaniment. GĂ©rard LEROY 1 oĂč lâapprentissage du grec et du latin lui permettront de traduire LâHistoire de la Guerre du PĂ©loponnĂšse, de Thucydide. 2 cf. Lettre au P. Mersenne du 4 mars 1641, sur les relations entre Descartes et Hobbes. 3 Une chose qui pense est, selon Hobbes, quelque chose de corporel. cf. Thomas Hobbes, De la nature humaine, chap. XI, § 4-5. 4 cf. GalilĂ©e, LâEssayeur, 1628. 5 Le mot thĂ©ologie a Ă©tĂ© inventĂ© par Platon, au Livre II de la RĂ©publique, n° 379 âQuels sont les modĂšles thĂ©ologiques quâil faut suivre ?â 6 Thomas Hobbes, LĂ©viathan, Gallimard, coll. Folio Essais, 2001, chap. 13, pp. 220-228. 7 La BoĂ©tie, Le discours de la servitude volontaire, Payot. 8 Pour T. Hobbes, un des moteurs de la vie , câest la mort. 9 ce quâa vĂ©rifiĂ© Neil Armstrong dans les conditions du vide lunaire, pour les tĂ©lĂ©visions du monde. 10 T. Hobbes, LĂ©viathan, Gallimard, coll. Folio, chap. 13, p. 220. 11 pour Aristote, lâhomme est en quelque sorte ânormĂ©â par la CitĂ©. 12 Au chapitre X du LĂ©viathan , Hobbes distingue la puissance potentia, comme capacitĂ© Ă faire, du pouvoir potestas qui traduit la permission de faire. T. Hobbes, op. cit., chap. 10, p. 170ss. 13 LâidĂ©e dâun fondement laĂŻque du pouvoir, et donc de lâĂtat, apparaĂźt chez Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, trad. J. Barbeyrac, Amsterdam, Pierre de Coup, 1729, pp. 64-68. 14 T. Hobbes, op. cit., chap. 17. 15 id., chap. 17, p. 281, note 1. 16 id., chap. 17, p. 287. cf. aussi chap. 18, p. 293. 17 id., chap. 17, p. 288. 18 id., chap. 17, p. 288-289. 19 Câest cette union de la multitude et de lâunitĂ© que symbolise la couverture originale du LĂ©viathan. 20 âabandonner un droit ... câest se dĂ©faire de la libertĂ© quâon a dâempĂȘcher un autre de profiter du droit qui est le sien sur cette mĂȘme chose.â T. Hobbes, op. cit., chap. 14, p. 232. 21 T. Hobbes, op. cit., chap. 14, pp. 220-228. 22 voir la description du monstre LĂ©viathan dans le libre de Job. 23 David Hume pointera avec cynisme le caractĂšre Ă©goĂŻste des contractants, Ă©mettant un doute sur le bien-fondĂ© des contrats. 24 T. Hobbes, op. cit., chap. 18, pp. 290-304.LĂtat estâil un mal nĂ©cessaire ? Lâintervention de lâĂtat estâelle nĂ©cessaire pour rĂ©duire les injustices ? LâĂtat estâil menacĂ© quand les citoyens discutent les lois ? Propositions pour une Ćuvre suivie. JeanâJacques Rousseau, Du contrat social, 1762 âą Retrouvez la fiche ici. Baruch Spinoza, TraitĂ© politique, 1670; Aristote, Politique, vers 330 av. J.-C. Dissertation, Discuter, est-ce renoncer Ă la violence ? », sujet national, juin 2021 Enfait ce nâest pas lâĂ©tat qui est un mal nĂ©cessaire, câest particuliĂšrement lâabsence ou la dĂ©faillance de lâĂ©tat qui est une vraie malĂ©diction pour certains pays dans La presse indĂ©pendante, un mal nĂ©cessaire !Ce mois de mars la nouvelle de la fermeture du quotidien Akhbar Al Youm est passĂ©e presque inaperçue. Pourtant, câest un autre symbole de la libertĂ© dâexpression qui sâest Ă©teint. Ce quotidien dont le fondateur est emprisonnĂ© depuis fĂ©vrier 2018 a rĂ©sistĂ© autant quâil pouvait, basculant entre espoir et persĂ©vĂ©rance, et câest la Covid qui a eu le dernier mot. Il faut dire que depuis 12 mois la presse professionnelle est sous perfusion. Avec le confinement, les kiosques sont pour la plupart fermĂ©s et pour aggraver les choses une baisse des recettes publicitaires de lâordre de 60% a rendu lâĂ©quation Ă©conomique des media trĂšs peu viable. Fort heureusement, lâEtat est venu en sapeur-pompier. Il a accru son budget de subvention et a dĂ©cidĂ© de payer directement les salaires des journalistes, et ce depuis le mois de juillet 2020. Une situation confortable certes en ces temps de profonde crise, mais qui suscite bien des interrogations sur lâindĂ©pendance de la presse et son avenir au-delĂ de cette subvention exceptionnelle ⊠Dans ce contexte pandĂ©mique, plus de la moitiĂ© des Ă©diteurs de journaux ont mis fin Ă lâimpression de leurs titres se contentant de versions Ă©lectroniques qui se fondent dans le dĂ©bat des rĂ©seaux sociaux. Chemin faisant, ils ont compliquĂ© la situation des imprimeries et de la sociĂ©tĂ© de distribution. Cette descente aux enfers de la presse ne date pas de la Covid, elle a dĂ©butĂ© en 2011. Ses soubassements sont certes Ă©conomiques, mais ils sont aussi politiques. Dans le monde entier, la Covid a fortement impactĂ© la libertĂ© dâexpression. Elle a rendu le quotidien des mĂ©tiers de la presse compliquĂ©, et les gouvernements en ont profitĂ© pour faire main basse sur lâinformation, notamment en diffusant de la propagande officielle et des infox. Contrairement Ă bon nombre de pays comparables, le Maroc est engagĂ© dans un projet dĂ©mocratique qui fait la crĂ©dibilitĂ© de sa vision. Cette profonde crise de la presse remet sur la table le dĂ©bat sur le rĂŽle des media indĂ©pendants dans la construction dâun Etat de droit. AprĂšs avoir mis sous perfusion la presse indĂ©pendante pendant neuf mois, lâEtat compte stopper sa subvention ce mois dâavril 2021 avec toutes les consĂ©quences possibles. Il est alors opportun de se demander comment la presse fera pour survivre dans les mois et annĂ©es Ă venir. Et surtout quel est le modĂšle Ă©conomique de ce quatriĂšme pouvoir. Quâon lâaime ou pas, la presse indĂ©pendante reste un anticorps nĂ©cessaire Ă la vie et Ă lâavenir de notre pays. Cela, lâEtat et les grandes institutions soucieuses des Ă©quilibres du systĂšme doivent le comprendre. Il y a quelques annĂ©es, les cercles proches du pouvoir se sont fait lâĂ©cho dâun dĂ©bat passionnĂ© sur le rĂŽle de la presse indĂ©pendante dans la construction dâun Etat dĂ©mocratique. Ce dĂ©bat avait opposĂ© deux mouvances. Ceux qui dĂ©fendent mordicus une presse aux commandes» et lâimportance de garder toutes les voix alignĂ©es sur le mĂȘme astre ⊠Fort heureusement il y avait aussi ceux qui voyaient dans la presse indĂ©pendante un mal nĂ©cessaire, un quatriĂšme pouvoir essentiel malgrĂ© les multiples dĂ©rapages qui font partie de la pratique dĂ©mocratique ⊠Au-delĂ du geste bienveillant de payer les salaires des professionnels de la presse, les mois Ă venir nous diront quelles sont les vraies intentions du pouvoir Ă lâĂ©gard de cette profession. A lâEtat donc de clarifier sa position une bonne fois pour toutes. Il nâest pas question de subventionner Ă©ternellement les salaires de la profession, car cela risquerait de crĂ©er une situation Ă lâopposĂ© de lâobjectif recherchĂ©. Il est question de lui donner les moyens de son dĂ©veloppement en toute indĂ©pendance. Si lâEtat tient Ă ce pouvoir comme le prĂ©voit dâailleurs la Constitution de 2011, il faut mettre en place le cadre juridique et fiscal adĂ©quat Ă mĂȘme dâassurer sa durabilitĂ©.
PeutĂȘtre peu frĂ©quente par rapport Ă la masse entiĂšre du contentieux pĂ©nal, notre disposition procĂ©durale paraĂźt habituelle, au contraire, quand la rĂ©pression pĂ©nale s'appesantit jusqu'Ă recourir Ă l'emprisonnement 18 : plus de 80% des entrĂ©es en prison s'opĂšrent au titre d'une dĂ©tention provisoire 19.